Un miracle dit vin…

Par Michel Lavoie

Bordeau, PQ

N’est-il pas enivrant de nous remémorer notre premier amour ? Spécialement lorsque celui-ci débutant un majestueux pays d’outre-mer où on y partageait la même langue… celle de Molière bien sûr ! Grand voyageur, l’oncle Lucien m’en avait à ce point parlé, que cet amour venu en douce prendre place dans mon imaginaire. Cette belle aux formes distinguées louangeait-il, possédait un tel charme, qu’on exigeait sa présence en tout lieu. Paysans et nobles n’en avaient que pour elle, et bien qu’elle encensât tous les châteaux du monde, elle m’apparut finalement un jour d’hiver, à ma grande surprise, en long et en large sur une tablette de ce qu’on surnommait affectueusement à l’époque… la Régie, connue aujourd’hui comme la SAQ.

Initié aux plaisirs bachiques vers le milieu des années 80, et après avoir exercé différentes professions dans l’univers du vin au Québec, j’ai eu le privilège de découvrir cette formidable aventure humaine qu’est le vin. Aujourd’hui sommelier, je partage avec vous la passion de ces gens et de ces lieux à travers l’écriture, les rencontres et de nombreuses animations.

Eh bien oui ! Loin de présumer que j’allais en tomber moi-même amoureux quelques années plus tard, je ne pouvais imaginer
un seul instant que la belle de Bordeaux n’était finalement qu’une bouteille de vin… bordelaise ! À partir de ce moment, m’est alors apparu l’évidence, qu’il existait pour cet oncle, les vins de Bordeaux et les autres vins. Déjà impressionné par de rares visites en ces lieux cultes « La Régie », où toutes les bouteilles semblaient avoir un prénom, je me suis surpris un jour, à ressentir ce grand amour du vignoble bordelais lors d’une longue et conviviale discussion qui se déroulait devant moi entre l’oncle Lucien et Jacques, le conseiller en vin. À vrai dire, j’ai souvenir encore aujourd’hui d’avoir contemplé ces deux hommes souriants échanger de beaux grands mots appartenant à une période lointaine : Bordeaux, Margaux, Château et… ah oui ! un certain « Baron » que l’oncle Lucien affectionnait au plus haut point.

C’est donc sans surprise que je fus introduit par l’entremise du Baron Philippe, dans le noble univers de la célèbre famille Rothschild. L’oncle caressait ce rêve un peu fou, disait-il, d’acquérir un jour l’une des bouteilles du millésime 1978 du Mouton Rothschild (premier cru, Pauillac). Les vins de ce château proclama-t-il, sont historiques ! En plus d’avoir été le seul vin reclassé et promu en premier cru en 1973, le Baron était ce précurseur qui, dès 1924, instaura la mise en bouteille directement au château. « Mais pourquoi donc le millésime 1978 » lui demandai-je ? Avec cet aimable visage que je lui connaissais si bien,
il prit une pause d’un air serein et me demanda si je connaissais cet illustre artiste peintre et sculpteur québécois du nom de Jean-Paul Riopelle. Sans m’avoir laissé le temps de réfléchir ni de répondre à sa question, il se mit, enthousiasmé, à me raconter ce lien de cœur qu’il chérissait pour ce légendaire millésime 1978.

En fait, il s’agissait d’une autre innovation initiée à la demande du « Baron » à partir de 1924. Chaque millésime de ce grand cru posséderait une étiquette unique qui serait représentée par l’œuvre d’un artiste célèbre. Jean Carlu, dessinateur réputé, fut le premier à avoir eu ce privilège jusqu’au millésime 1945. Par la suite, tous les millésimes suivants eurent des étiquettes uniques grâce à la participation d’un nouvel artiste tous les ans. Or, par un heureux hasard, il existait deux étiquettes pour le millésime 1978, car le jury n’avait pu départager les deux propositions de Jean-Paul Riopelle. « Il s’agit d’un fait inédit dans l’histoire de ce vin ! » m’avait-il précisé avec fierté.

Toutes ces histoires et tous ces personnages… comment pouvais-je y résister ! D’autant plus que M. Riopelle, qui avait brièvement demeuré en terre patrie, nous avait dignement introduits dans le monde des grands vins avec ce fameux millésime de 1978. D’ailleurs, étant séduit à l’idée de pouvoir déguster cet élixir provenant de Burdigala (Bordeaux), je fus rapidement ramené à la réalité lors d’infructueuses tentatives. Rarement disponible, s’assouvir de ce premier grand cru impliquait par le fait même une généreuse contribution financière. Heureusement, ce cher Baron nous fit grâce de son savoir-faire en nous permettant tout de même de découvrir l’autre « Mouton », Cadet, celui-là, plus accessible en bouche et tout autant en bourse. Tout compte fait, le Mouton Cadet et moi formions une remarquable équipe lorsque nous étions attablés entre amis, particulièrement, vous en conviendrez, lorsque les discussions évoquaient l’empreinte bordelaise au pays de la ceinture fléchée.

Toujours assoiffé… de ces histoires de gens et de lieux, je ne pouvais suffire à cette envie de découvrir la belle d’outre-mer dont l’oncle s’amouracha. J’entrepris donc un périple imagé vers l’antiquité, m’égarant parfois entre les souvenirs et la réalité. Contre toute attente, j’y retrouvai ces héros inoubliés d’une jeunesse abreuvée par les personnages de bandes dessinées. Ainsi, vers le IIIe siècle av. J.-C, de valeureux Gaulois vivaient dans une bourgade appelée Burdigala. Située aux abords de la Garonne, tributaire de la Gironde estuaire stratégique, Burdigala fut ensuite soumise à l’empire de Rome en 56 av. J.-C.
Dès lors, la bourgade devient le plus important comptoir commercial fluvial emporium de l’Empire romain. Cette étonnante réalité me fit rappeler ce jour où l’oncle Lucien mentionna l’origine de nos ancêtres lors d’un souper. Selon ses dires, ces derniers étaient établis à plus de 650 km nord de Bordeaux, plus précisément à Rouen dans la Haute-Normandie.

L’oncle Lucien et moi avions ressenti un fier sentiment de proximité lorsque qu’il évoqua la possibilité que notre ancêtre commun, un certain René de laVoye, s’était peut-être rendu à Bordeaux afin d’y siroter le divin nectar. Nous pouvions espérer toutefois, qu’il connut le vin avant de venir s’installer définitivement en Nouvelle-France vers l’âge de 25 ans. Les vins de Bordeaux devenant de plus en plus présents dans la famille, et particulièrement du côté paternel, je relevais désormais toute information digne de ce lien que la passion d’un homme avait déferlé autour de lui. Et puis un jour, je dénichai ce fameux article « Bordeaux-Québec : 30 ans de dialogue entre deux cités sœurs » qui énonçait la qualité de ce lien culturel et économique. Stupéfait et ravi, j’eus cette immense joie d’apprendre la nouvelle à ce cher oncle.

Bordeaux est, a été, et sera pour toujours la belle d’outre-mer d’un homme qui m’a légué au passage ce beau plaisir de la vie. De Burdigala à Bordeaux, c’est aussi une extraordinaire contribution à la vigne et aux humains qui perdure depuis plus de 2 000 ans. Au Québec, il demeurera cet héritage vinaire inégalé qui permit l’essor de talents exceptionnels. C’est aussi ce lien privilégié entre deux villes identitaires florissantes qui débuta il y a plus de cinquante ans. Et enfin, Bordeaux résonne en moi cette phrase que l’oncle Lucien avait dite un jour : « Veinard que nous sommes les humains, il y a eu Bordeaux ! »