15 Avr Ma mère surprenante.
Par Claude Jasmin
D’ABORD IL Y A LA BENJAMINE, MA SŒUR REINE, QUI ME DIT LES YEUX EXORBITÉS : « J’AI VU MAMAN TANTÔT, TU ME CROIRAS PAS CLAUDE, ELLE ENTRAIT AU BAIN SAINT-HUBERT ! » ET PUIS, C’EST MON FRÈRE RAYNALD : « CLAUDE, ÇA SE PEUT PAS OU C’EST UN SOSIE, J’AI PAS RÊVÉ, JE VIENS D’APERCEVOIR NOTRE MÈRE QUI SORTAIT DU BAIN SAINT-HUBERT ! »
Nous étions en plein mois avril, ça ne faisait pas un mois que les dernières neiges de cette année étaient enfin disparues ! Il y avait une canicule terrible. Une chaleur de mois de juillet !
À nos yeux, une vraie mère ne va pas aller s’esbaudir, s’«évaporer », à un bain public. Les baignades, les nageades, c’était bon pour les enfants et certaines vieilles demoiselles effrontées du quartier. Aussi, hélas, pour nos « pauvres » du coin, démunis de salle de toilette avec bain dans leurs masures, en fait des taudis pitoyables quasiment. Quelle crise bizarre s’était emparée de notre bonne mère ?
Fou : une « mère de famille », se disait-on tous, doit se trouver toujours dans sa cuisine, pas loin de sa cuisinière à quatre ronds. Ou au lavage hebdomadaire, au repassage… au ménage de la demeure quoi ! Non ? Oui, en effet, quelle bizarrerie : maman dans un bain public !
Prenant mon courage à deux mains, je me plante devant elle qui raccommodait un gilet : « C’est-y vrai ça m’man, que tu serais aller te baigner au Bain Saint-Hubert cet après-midi ? » Elle éprouve une sorte de malaise, de gêne rentrée. Enfin, elle crache : « Euh…euh…il y a notre réservoir à eau chaude qui m’a eu l’air défectueux…mais c’est revenu là. »
J’arrivais pas à imaginer notre si dévouée maman s’amuser avec la foule à ce bain public. Pourquoi ? Un cliché. Une bêtise. Un préjugé. Une « mère de nombreuse famille », elle avait neuf bouches à nourrir, n’a pas sa place dans un tel lieu. Pas sa place à l’item « loisirs ». N’est qu’un dévoué robot utile, une machine à laver, à nettoyer, à frotter, etc.
« Je suis pas restée longtemps, hein ? » Quoi ? pire ! maman tentait de minimiser le temps de sa sortie, tentait, ma foi, de s’en excuser ? Quand j’y repense, quel bêtise, quelle époque pudibonde, corsetée, niaise !
Ce pauvre bain, étroit, vraiment pas bien grand, mal aéré, empestant l’eau de javel, guetté par un énorme gardien avec son sifflet nerveux …pauvre maman va ! J’ai pris mon courage à deux mains et enfin : « Si tu veux, on ira ensemble la semaine prochaine, m’man ». J’aurais jamais honte de ma mère, jamais. Je me disais : je passerai pour un petit fifi à sa moman, et tant pis ! Jeune ado, j’en étais enfin arrivé à apprécier cette mère si dévouée. Il était temps.
Mais ma mère n’est jamais retournée rue Saint-Hubert, au coin de Jean-Talon.
La rue Saint-Hubert c’était pour les courses aux nombreux magasins entre Beaubien et Jean-Talon, pour les achats de lingeries diverses, pour les besoins de ses filles et de ses deux fils.
Des jours passèrent et ça ne me sortait pas de la tête : ma mère était allée, seule, comme une jeune fille, nager au Bain Saint-Hubert ! Elle avait trente ans et depuis des mois ! C’était une « femme mariée », une cheffe de famille nombreuse ! Quel culot. Je me mis à l’admirer à la longue et, fin avril, un après-midi de grande chaleur — elle s’épongeait le cou sans cesse avec une serviette rafraichie : « M’man, écoute, on crève de chaleur, tu es en sueur, je vais garder les deux p’tits jeunes, si tu allais te baigner rue Saint-Hubert, non ? » Elle m’a souri. Elle m’a fait une caresse brève : « Non, mon petit garçon, grand-maman, vient de mourir, tu le sais, et ton père a loué un chalet à Saint-Placide. On va passer tout l’été au bord du lac des Deux-Montagnes ! Tu es content ? »
Terminé, à jamais, le gardien « bouncer » et son sifflet maudit, fini les maudites fortes odeurs de javel. Oui, j’étais content; départ dans 20 jours, à la Saint-Jean Baptiste quand on mettra « l’école en feu les maitresses au milieu » , comme on le chantait si souvent.
NDLR : Claude Jasmin fait partie des 12 personnalités ayant reçu le Prix du Québec dans le domaine de la culture et de la science en 2016. Bravo !