Moins, c’est plus

Par Fanny Tassé, designer

Il y a de ces expressions que l’on entend souvent, et ce depuis longtemps et j’en passe :
Dans les petits pots les meilleurs onguents.
Une pomme par jour éloigne le médecin pour toujours.
Les bons comptes font les bons amis.

De toute façon, votre mère se charge bien de vous les rappeler dès que l’occasion se présente. Dans le domaine de la mode en particulier, on entend souvent l’expression less is more (moins c’est plus) :
Ne mets pas trop de rouge à joues.
Ne porte pas tous tes bijoux en même temps.
Ne mélange pas trop de motifs.
Less is more Darling.

En architecture, ces trois petits mots tout simples deviendront un concept qui marquera l’histoire. C’est l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe qui adoptera cette philosophie du less is more pour l’appliquer concrètement dans ses réalisations. Il en fera la devise du mouvement minimaliste du début des années vingt. Philosophie qu’il prendra bien soin d’inculquer à ses étudiants, alors qu’il sera directeur du fameux Institut du Bauhaus.

L’architecture de Mies van der Rohe, basée sur ce less is more, se veut donc dénuée de toute ornementation superflue et de fioritures. Exit moulures et corniches, ameublement massif, bibelots et tutti quanti. C’est la simplicité de la structure qui parle. Libérer et ouvrir l’espace visuellement pour mettre en valeur la beauté et la richesse des matériaux : onyx, marbre, verre. La fluidité de l’espace ouvert, du plan libre. Le pavillon allemand de Barcelone, lors de l’exposition universelle de 1929, en est un exemple remarquable. Tout comme plusieurs autres réalisations de l’architecte, que ce soit en sol européen ou nord-américain. L’édifice Seagram à New York, c’est lui. Le Westmount Square à Montréal, lui aussi. La station Esso de l’Île-des-Sœurs, encore lui. Puis tiens, la fameuse chaise Barcelone, toujours lui. Je vous laisse faire votre petite recherche personnelle. Ludwig Mies van der Rohe mérite d’être « googlé ».

Malgré l’héritage d’une œuvre colossale et importante laissée par Mies van der Rohe, toujours d’actualité, le concept du less is more m’intrigue. Moins c’est plus. Posséder moins nous rendrait-il plus riche ? La question mérite réflexion. Plus concrètement, est-ce possible d’appliquer ce concept dans nos vies, au quotidien ? À éliminer le superflu pour ne fonctionner qu’avec l’essentiel ? À faire plus avec moins ? Je tente donc de faire un test, non scientifique, sur ma capacité à être less is more.

Premier test. L’inventaire de la cuisine. J’ouvre tous les tiroirs et les armoires. Le décompte : trois râpes à fromage, trois passoires, quatre cafetières, neuf planches à découper. Hum. La réalité ? J’utilise toujours la même râpe, la même planche à découper, soit la plus petite et la même cafetière. Le constat est un peu désolant.

Deuxième test et non le moindre : le sous-sol. Au rez-de-chaussée de ma maison, tout est bien rangé, ordonné et à sa place. Ça, c’est en apparence. Sous mes pieds, sans que personne ne le sache, se trouve un monde parallèle où des tonnes de bidules, cossins, machins trucs, gadgets et cochonneries dorment paisiblement dans l’attente que je décide de leur sort. Ici, le constat est encore plus pitoyable : un divan en cuir défraîchi, trois fauteuils, un vieux bureau, quatre tapis, cinq lampes démodées, un vélo stationnaire plein de poussière (bel essai !), de vieux livres, des coussins et j’en passe, puisque honteuse. Less is more ? Pas tellement mon Ludwig. J’échoue lamentablement à mon test maison.

Je vous sens hocher de la tête en vous disant que vous aussi, vous avez un monde parallèle caché dans un placard que vous redoutez et n’osez plus affronter. Mais qu’est-ce qu’on a collectivement à conserver et empiler autant de choses inutiles, qui ne nous servent plus et en plusieurs copies par surcroît ? Par attachement émotif. Par paresse. Il faut faire le ménage et décider si l’on donne, l’on jette ou l’on vend. Pas cette semaine. Pas le temps. On conserve aussi au cas où. Ah oui, le au cas où. Au cas où j’en aurais besoin. Au cas où le beau-frère en aurait besoin. Au cas où l’orangé sur vert kaki reviendrait à la mode. Au cas où la planète saute, et que je suis la seule survivante, au moins je l’aurai. La rencontre avec le cossin inutilisé au détour d’une armoire s’avère toujours une pénible démonstration de mon extraordinaire capacité à nourrir mon monde parallèle.

J’ai parfois l’impression de m’être levée un matin et de m’être dit: Tiens, je vais aller au magasin. Acheter ce truc-là. Parce que. Revenir à la maison. Le mettre dans l’armoire. Fermer la porte. Ne jamais l’utiliser. Jamais. Et le laisser prendre un peu de poussière…

Levez la main ceux qui pourraient ouvrir une quincaillerie, une boutique de vêtements ou de meubles à partir de leur sous-sol ? Présente !

Toujours est-il que pendant ce temps, on chiale. Moi la première. Du manque d’espace à la maison. Les garde-robes sont trop petits. Les armoires trop étroites. Pas assez de tiroirs. Et qu’on le veuille ou non, tout ça habite l’esprit. À chaque fois que vous ouvrez la porte du placard maudit, vous vous dites (avec un brin d’auto flagellation) : Ça n’a pas de bon sens ! Regarde-moi le bordel. Il faudrait que je fasse le ménage de tout ça. Que je me débarrasse de tout ça, ça ne sert plus. Et on se répète ça combien de fois dans une année ? Comme sur les produits périssables, il devrait y voir une date de péremption sur tout objet basé sur une ou deux des conditions suivantes :

− Uno : s’en débarrasser si l’objet ne remplit plus ou pas le mandat de la raison initiale de l’achat.

− Deuxio : s’en débarrasser si l’objet n’appartient plus au XXIe siècle (sauf les antiquités).

Au lieu d’appliquer ces principes plutôt simples, on accumule, on amasse, on entasse, jusqu’à se rendre à l’évidence qu’on a besoin de plus de rangement. Et la tendance est au rangement. On a qu’à se pointer le nez chez Ikea un samedi matin dans le département du rangement pour en témoigner. Tout le monde veut trouver le meilleur, le plus efficace, le plus beau des rangements. PAX* vous remercie d’ailleurs d’accumuler plein de trucs et de foutre le bordel dans votre garde-robe…

En ces temps de surconsommation, c’est plutôt la philosophie du More is more qu’on l’on adopte. Plus de choses, donc besoin de plus de rangement. Plus de rangement pour avoir encore plus d’espace pour accumuler encore plus de choses. Vous me suivez ?

On est loin du minimalisme de Van der Rohe… Évidemment, posséder plus veut inévitablement dire acheter plus. Mais ça, c’est un autre sujet. Je suis en constant dialogue avec moi-même à ce sujet. J’essaie de me poser les bonnes questions au moment de faire un achat. En ai-je vraiment besoin ? C’est déjà un début ! Pour l’instant, j’en suis à essayer d’alléger le surplus qui inonde ma vie, si on peut dire. J’ai toutefois adopté, depuis quelque temps, une technique toute simple : pour chaque nouveau morceau de vêtement que j’achète, j’en retire un de ma garde-robe. C’est le principe du « plus un moins un ». Il y a toujours un chemisier abandonné que je ne porte plus. Et je le donne. C’est parfois difficile à faire et le parcours est ponctué de rechutes, mais ça fonctionne ! Première étape d’un processus qui s’annonce libérateur et ardu à la fois.

L’ironie ici, c’est que dans tous les projets de rénovation que j’entame avec mes clients, le premier besoin sine qua non à combler est le manque de rangement. Dans la cuisine, la salle de bain, le sous-sol, le bureau, etc. Mon conseil est toujours le même : faites un grand ménage ! Première étape primordiale. À moins d’un réel problème de rangement qui relève plutôt d’une mauvaise configuration de l’espace à la base, vous serez surpris du rangement que vous possédez réellement. Une fois le superflu éliminé, comme par magie, tout sera rangé, tout trouvera sa place. Il suffit aussi d’un peu d’imagination : qui vous a dit que les chaudrons doivent impérativement se retrouver dans le bas de vos armoires ? Empilés, ils peuvent prendre place dans un tiroir, les contenants de plastique aussi. Le contenu de votre garde-manger peut facilement se retrouver dans des armoires et celui-ci servir pour les plats de service et verres à vin, par exemple. Changer la façon dont vous pliez vos serviettes de bain permettrait de les ranger dans une armoire plus petite. Modifiez votre faç0n d’utiliser votre espace de rangement et donnez-lui de nouvelles fonctions. Posséder moins rendrait-il plus riche alors ? Imaginez, cet exercice pourrait vous éviter une dépense de quelques centaines voire milliers de dollars… et une visite chez Ikea samedi matin !

Less is more ? Absolument !
Tiens, j’ai une idée comme ça ; je vais aller faire le ménage de mon sous-sol maintenant…

 

*Marque d’un système de rangement bien connu chez Ikea.