Une humanité nouvelle

Notre ruelle, gamins bruyants, offrait un champ vague, un espace d’errant, derrière deux grands cinémas populaires, le Rivoli et le Château, des espaces de jeux pour nous. Il arrivait parfois qu’on y fasse —au beau milieu de nos jeux—la découverte d’un quêteux esseulé. Il roupillait dans son coin, éructait des phrases sentencieuses floues, tout imbibé d’alcool. On avait l’habitude. Une proie à taquiner chaque fois. La cruauté des entants.

 

Imaginez chaque fois nos cris de joie, nos effrontées quolibets, nos horions en tous genres.

 

Un gamin plein de sang, est un être pas encore tout à fait HUMAIN. C’est connu.

 

La cruauté des innocents ? Vint, un de ces midis « de chance », cet homme dépenaillé, sans manteau et c’était novembre, siégeait dos à un haut mur du Rivoli. Oui, il était comme « bien » installé sur un trône bancal.

 

Où diable ce pauvre “hobo” avait-il déniché dette chaise de soleil d’un rouge écarlate ? Moi et ma bande, ce triste et cruel midi, vite, on entoura l’hurluberlu à la barbe mal taillée. Il jubilait. Il avait enfin un vrai auditoire. On le porta à quatre, comme en triomphe, en pleine rue Saint-Denis ! L’homme juché, pas du tout inquiet, riait de ses dents cassées, se « gourmait”, haussait les épaules et…jouait volontiers le drille consentant .

 

« Mes dames et messieurs, criait-t-il, je suis envoyé pour vous prévenir: L’heure est « sollennelle », la terrifiante foudre divine et purificatrice va tomber sur nous tous. Il crachait. Plusieurs fois. Une petite foule s’attarda, clients des ciné et « attendeurs” des tramways du coin. Nous étions ravis nous, les gamins du quatuor. Un prédicateur audacieux nous était comme confié. Il était notre raison de vivre ce midi-là.

 

Excité, il gueulait: « Un fléau, le chaos des chaos, ce sera terrible ! C’était prévu, mes bon amis”, cria-il à s’époumoner. Un soulon applaudit à tout rompre et bava longuement. Quelques joyeux lascars, des zoot-suits, formèrent une sorte de cordon policier autour de nous. Protection bienvenue. « Rendons-nous tous à l’église la plus proche et allons nous recueillir, oui, nous préparer, nous devons être capables d’affronter la terrible géhenne qui va s’abattre sur nous tous misérables pécheurs ! » Notre Gérard, sorte de faux-curé, pas trop futé, innocent moqué, se mit en frais d’organiser subito-pronto une petite troupe de brigadiers dévoués. « Allons tous à l’église Madone Della Difesia, rue Henri-Julien, c’est la moins loin des églises » .

 

Notre vagabond, ça tombait bien, avait toujours souhaité, rêvé, d’être un « important ». C’était son jour. Gérard entonna: « Bande de chanceux, vous serez libres, vous êtes les élus de Dieu, les « nommés », les apôtres du quartier Villeray. Un prêtre va nous instruire. Pour « une » mission grave. Nous partirons en croisade à travers la ville, le pays et, pourquoi pas, le monde entier en commençant par l’Occident. Remerciez le ciel ! »

 

Sur ces mots, c’est la police qui surgit soudainement et installa Gérard, notre cher prophète moqué, sur le siège-arrière de leur voiture. Et hop !, voyage gratis au poste, en cellule pour “dégrisement” !

 

Nous étions retournés à notre joute de « Drapeau » dans la ruelle quand, une heure plus tard, surprise, revoilà notre bonhomme de retour. Libre comme l’air. On l’entoura. Il était tout changé. Un visage grave. La mine d’un conspirateur. Il jouait le mystère. Le complot grave. Une responsabilité inouïe. Avec des mots du genre : ça va barder. Ca va tomber.

 

On rigolait dans son dos. En choeur, nous tous : « Gérard, raconte-nous , parle-nous, on est mené part qui, ça va surgir d’où ? » Il n’ouvrait pas le bec, à part pour grogner des borborygmes inaudibles, des menaces troubles, des secrets bafouillés.

 

Étonnés, médusés, paralysés, voilà que s’amène soudain au bout de la ruelle une longue camionnette peinte en un blanc aveuglant. Le véhicule fait une entrée lente comme distante. Stop. Les portières arrière s’ouvrent. Deux gaillards dans un uniforme rouge et blanc en sortent. L’un des deux, avec un sourire aimable, tonne d’une voix claironnante: “Mes jeunes amis, embarquez tous, depuis le temps que vous désirez jouer un rôle dans notre société, voici enfin la grande occasion, montez sans crainte. Vous avez un avenir. »

 

Roland, notre chef naturel, y grimpe. Nous y encourage. « J’ai confiance. » Il fait des gestes graves. Il sait donc des choses. On y grimpe un à un.

 

Ça roule. On regarde par les vitres du camion qui défilent rapidement, nos rues et ruelles familières, puis des usines, des lots d’édifices inconnus de nous les gamins, des champs vacants, des terres en jachère en des banlieues inconnues, un immense boisé, une longue rivière…Diable, on nous déporte ? Non, arrête brusque. De vastes terrain marécageux et, tout au fond, une sorte de très vieux couvent. En sort quelques grosses et bizarres bonnes-femmes vêtues de bizarres soutanes d’une couleur imprécise, d’un violet comme jaunissant !

 

Ces matrones aux visages sombres sont munies de long fouet et on peut distinguer qui pendent à leur ceinturon, des révolvers. On ne rit plus ! Une fois installés de force, avec fouet qui cognent aux chevilles, chacun a droit à une sorte d’étroite cellule austère et froide, alors on mieux : On nous a mis en prison. C’est une école de réforme ? Nous ne sommes que de vulgaires délinquants, des « dangers publics » quoi. Notre brave Roland, devenu chef ébranlé et impuissant désormais, fut amené et puis, vitement, ramené avec… lui ! Oui, lui, Gérard l’ex-hobo.

 

Quelle métamorphose ! Le voilà complètement un autre. Méconnaissable vraiment. Une sorte de miracle. Entouré, respecté, il est devenu une sorte de grand seigneur, il donne des ordres secrets aux oreilles de sbires obéissants.

 

Nous sommes mystifiés vraiment. On nous conduit bientôt dans une petite salle toute drapée de divers velours avec, aux fenêtres d’épaisses tentures sombres. Il y a ce trône. Il hausse soudain la voix ayant claqué de ses longues mains : « Mes amis, voyez-moi comme un allié. J’oublie tout. J’efface le lot des vos sarcasmes passés. Le temps de vos tentatives pour m’humilier. Vous ne saviez pas qui j’étais. Qui je suis. Mon heure n’était pas venue ! Tout va changer. Nous sommes dans une campagne qui est la propriété de ce que nos adversaires nommaient « une secte. » Il acheva : “Vous allez rapidement constaté qu’il s’agit d’autre chose. Suivez-moi, tous. »

 

Il fit s’ouvrir une sorte de mur. On eut la vision, plutôt bizarre, d’un vaste champ qui était couvert de centaines de petites voitures blindées et toutes basses.

 

« Allez, cria soudain un immense gardien, il y en a pour tout le monde, allez-y en toute confiance. Il faut partir. »

 

Ce fut étonnant. Nous étions si calmes. On aurait pu croire qu’on nous avait drogués. Ce fut sans doute le cas. Une fois bien installés dans ces mini hélicoptères, on entendit un signal sonore strident. Quel spectacle fascinant de voir monter au ciel ce lot de minces oiseaux métalliques aux ailes de plastique translucides !

 

J’ai compris qu’il y avait un chef, une organisation, un but à toute ce qui m’arrivait.

 

À une certaine hauteur, choc curieux, une secousse brève. Des nuées sombres soudain et un bruit des plus insolites, adieu noirceur, une lumière nouvelle s’amène. Le ciel devenu peu à peu d’un rouge bienfaisant, un rouge étrange. Un vent d’une douceur merveilleuse. Soudain, des oiseaux aux coloris de bleus rares volent aux quatre horizons. Voici une paix qui nous envahit. Une terre neuve, irradiante, extra-terrestre, se montre. Un large fleuve fait naviguer tout lentement des milliers de voiliers aux larges ailes d’un noir total.

 

Enfin…Un débarquement très bien ordonné. Nous étions arrivés. Aucun cri de protestation. D’où nous venait donc cette sorte d’acceptation ? Cette obéissance complice ? Ce silence mieux que courtois ? Chacun n’avait qu’un envie. C’était tacite. Une bizarrerie, oh oui ! Le vouloir tant !

 

Ce goût de recommencer sa vie. Oui.Oui. Se reprendre. L’humanité était donc si insatisfaite ! Sauter sur cette « deuxième chance ». Sauter sur cette occasion. Quoi donc au juste ? Un espoir —venu d’oû, comment ?— une joyeuse espérance d’un avenir prometteur. Un souhait tu, négligé, pourtant essentiel… très profond, très enraciné. Reprendre sa vie.

 

Partout, les sourires des hommes nouveaux étaient beaux à voir.

 

FIN

 

 

On était malheureux, notre séance avec grand “hérault parleur”, stoppa net

 

CLAUDE JASMIN